Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


20 août 2014

Claude LEVI-STRAUSS, autour de Tristes tropiques & Saudades do Brasil

Après avoir refermé 'Tristes tropiques', ce livre magique - fameux mais au fond assez peu lu -, je demeure envoûté ; saisi par son étrangeté. Une œuvre inclassable à bien des égards. En liminaire, cette tout autant célèbre que d’apparence paradoxale position de principe ; salutaire mise en garde à l'encontre du prestige factice des classificateurs sans âme venus d'occident et tout ces saccageurs issus de la civilisation de masse : « Je hais les voyages et les explorateurs ».   
Œuvre majeure d'un écorché vif ; narration subjective d'un voyant ; désespérée à sa manière... Si lucide !
Le recueil de photographies ‘Saudades do Brasil’ en est le miroir indispensable...


« Regardées à nouveau, ces photographies me laissent l’impression d’un vide, d’un manque de ce que l’objectif est foncièrement impuissant à capter (….) comme si, à l’inverse de ce qui se passe pour moi, elles pouvaient offrir de la substance à un public, parce qu’il n’a pas été là et doit se contenter de cette imagerie muette, et surtout par ce que tout cela, revu sur place, apparaîtrait méconnaissable et, sous bien des aspects, n’existe simplement plus. »

(Prologue de ‘Saudades do Brasil’)

Tristes tropiques
Quelques brides, arbitrairement posés là au détour de ma lecture :

Plébiscite donné à la pensée Rousseau, contre Diderot :

« Jamais Rousseau n’a commis l’erreur de Diderot qui consiste à idéaliser l’homme naturel. Il ne risque pas de mêler l’état de nature et l’état de société ; il sait que ce dernier est inhérent à l’homme, mais il entraîne des maux : la seule question est de savoir si ces maux sont eux-mêmes inhérents à l’état. Derrière les abus et les crimes, on recherchera donc la base inébranlable de la société humaine ». (p 468) En somme, « l’homme naturel n’est ni antérieur, ni extérieur à la société » (p 470) Et à la page suivante, Levi-Strauss persiste et signe : « Rousseau avait sans doute raison de croire qu’il eut, pour notre bonheur, mieux valu que l’humanité tînt ‘un juste milieu entre l’indolence de l’état de primitif et la pétulante activité de notre amour-propre’ ; que cet état était ‘le meilleur à l’homme’ et que, pour l’en sortir, il a fallu ‘quelque funeste hasard’ qui a consisté dans l’avènement de la civilisation mécanique. »(p 468) car « L’âge d’or qu’une aveugle superstition avait placé derrière (ou devant) nous, est en nous » (p 471) 

Sur les chefs : « Il y a des chefs parce qu’il y a, dans tout groupe humain, des hommes qui, à la différence de leurs compagnons, aiment le prestige pour lui-même, se sentent attirés par les responsabilités, et pour qui la charge des affaires publiques apporte avec elle sa récompense (…) Les hommes ne sont pas tous semblables, et même dans les tribus primitives, que les sociologues ont dépeintes comme écrasées par une tradition toute puissante, ces différences individuelles sont perçues avec autant de finesse, et exploitées avec autant d’application, que dans notre civilisation dite 'individualiste’ ». (p 376)


Et là cette fabuleuse histoire des porcs sauvages, à hérisser les cheveux sur la tête :

« A la saison des pluies, il faut toujours prêter l’oreille aux porcs sauvages qui circulent par bandes de cinquante et plus et dont le crissement des mâchoires s’entend à plusieurs kilomètres (d’où le nom qu’on donne aussi ces animaux : queixada, de queixo, ‘menton’). A ce son, le chasseur n’a plus qu’à s’enfuir car si une bête est tuée ou blessée, toutes les autres attaquent. Il faut monter sur un arbre ou sur un cupim, termitière.
Un homme raconte que, voyageant une nuit avec son frère, il entendit des appels. Il hésite à porter secours par crainte des indiens. Tous deux attendent donc le jour pendant que les cris continuent. A l’aube, ils trouvent un chasseur perché depuis la veille sur un arbre, son fusil à terre, cerné par les porcs.
Ce sort est moins tragique que celui d’un autre chasseur, qui entendit au loin a queixada et se réfugia sur un cupim. Les porcs le cernèrent. Il tira jusqu’à épuisement de ses munitions, puis se défendit au sabre d’abatis, le facao. Le lendemain on partit à sa recherche, et on le repéra vite d’après les urubus ‘charognards) qui volaient au dessus. Il n’y avait plus, par terre, que son crâne et les porcs étripés ». (p 314). 

Sur l’islam, dans le contexte d’après guerre, qui est celui de l’écriture de ‘Tristes tropiques’, Levi-Strauss use d’une image d’une férocité terrible (aujourd'hui de tels propos, politiquement incorrects, le voueraient aux gémonies, voire le disqualifieraient irrémédiablement ; ce qui laisse d'ailleurs apprécier, sur l'échelle d'un demi-siècle, l'étendue de la restriction du champ de la liberté d'expression) : « …Deux espèces sociologiquement si remarquables : le musulman germanophile et l'allemand islamisé ; si un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prières 5 fois par jour, chacune exigeant 50 génuflexions) ; revue de détail et de soins de propreté (les ablutions rituelles) ; promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions religieuses ; et pas de femmes  » (p 484) Et, plus bas dans la même page : « Grande religion (…) incapables (les musulmans) de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une ‘néantisation’ d’autrui… » Sur les relation de l’islam aux femmes, Levi-Strauss se montre d’une grande lucidité : « L’islam se développe selon une orientation masculine. En enfermant les femmes, il verrouille l’accès au sein maternel : du monde des femmes, l’homme a fait un monde clos. Par ce moyen, sans doute, il espère aussi gagner la quiétude ; mais il la gage sur des exclusions : celles des femmes hors de la vie sociale et celle des infidèles hors de la communauté spirituelle… »


Un penseur écologique ?

« Ontologiquement, oui il est le premier penseur écologique conséquent, cohérent… Mais le bouddhisme l’est, c’est pourquoi j’insistais tant sur le bouddhisme. (…) »
(Catherine Clément dans l’émission ‘Les nouveaux chemins de la connaissance’, en réponse à Raphaël Enthoven).

Apostrophe, 1984, Bernard Pivot : « Est-ce que les ethnologues n’ont pas été avant tout le monde les premiers écologistes ? »

Levi-Strauss : « Je pense que c’est vrai. Et c’est vrai parce qu’ils sont à l’école  de peuples qui eux-mêmes sont des écologistes. Qui ont réussi au prix de toutes sortes de pratiques que nous jugeons superstitieuses et avec un peu de dédain, à se maintenir en équilibre avec le milieu naturel. Parmi ces peuples que nous étudions comme ceux d’Amérique du Sud et également du nord, il existe des croyances en un maître des animaux qui veille jalousement sur les procédés de chasse, et dont on sait qu’il enverra des châtiments surnaturels à celui, ou à ceux qui tueraient plus qu’il n’est strictement nécessaire. Quand pour cueillir la moindre plante médicinale il est nécessaire de faire d’abord des offrandes à l’esprit de cette plante. Et bien tout ça oblige à entretenir avec la nature des rapports mesurés. Et certains peuples ont même cette croyance que le capital de vie qui est la disposition des êtres fait une nasse. Et par conséquence, à chaque fois qu’on en prends trop dans une espèce, on doit le payer au dépend de la sienne propre. Tout cela, bien sur, frappe l’ethnologue, et lui montre à quel point, une façon sensée pour l’homme de vivre et se conduire, est de se considérer non pas comme nous l’avons fait, presque depuis l’ancien testament et le nouveau et depuis la renaissance aussi, comme les seigneurs et les maîtres de la création, mais comme une partie de cette création que nous devons respecter, puisque ce que nous détruisons ne sera jamais remplacé, et que nous devons transmettre tel que nous l’avons reçu, à nos descendants. Ca c’est une grande leçon. Je dirai presque que c’est la plus grande leçon que l’ethnologue peut tirer de son métier ».

Bernard Pivot : « Vous pensez que vous avez une chance d’être entendu ? Que l’homme renonce à être le seigneur de la création. Vous y croyez ? »

Levi-Strauss : « Pffff…. Non ! Très franchement je n’y crois pas et c’est pourquoi je ne suis pas optimiste et que je ne me sens pas très à l’aise dans la société, dans la civilisation où je vis.»

Quel avenir ? 

« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui » (p 495).
Et « lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur… », nous constaterons avec l'amertume de ceux passés à coté de l'essentiel, que seul importe ce qui « procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche…. Se déprendre et qui consiste pendant de brefs intervalles ou notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ».

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