Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


26 août 2014

Odyssée d'Homère : Ulysse ce sale type... L'aveugle et l'art du tissage des existences

Pour reprendre les premiers mots de l’introduction de l’une des nombreuses traductions en langue française de l’Odyssée, attribuée à Homère, poète dit-on aveugle, à la biographie légendaire et qui vécut au IXe siècle avant JC, convenons en liminaire que depuis près de 28 siècles l’épopée du " malheureux " roi d’Ithaque enchante l’oreille et le cœur de ses lecteurs. Faut-il d’autant, d’un commun élan, s’extasier sans réserve du courage, de la constance dans l’adversité, de la pugnacité même de ce héros de la guerre de Troie ? Faut-il encore, lorsqu’on aborde tel chef d’œuvre, entretenir ce regard compassé porté par les braises d’un esprit dénué de la moindre touche d’humour et s’en tenir aux poncifs habituels ; se trouver perclus d’admiration pour ce voyageur vigoureux, simple mortel à la curiosité insatiable, tournure de caractère que je qualifierai volontiers de maladive et source de moult déboires ? Je crois non.


Certes, dix années de pérégrination sur une mer souvent furieuse, à côtoyer les créatures féroces, sinon retorses de la mythologie Grecque, ce n’est pas rien ; dix longues années à subir le courroux de Poséidon, et autres puissances tapies en ces arrières mondes antédiluviens, et malgré cela tenir bon, ne pas fléchir en ses résolutions, ce n’est pas anodin. Mais avoir dans la poche Athéna, la déesse aux yeux pers, qui n’a de cesse de vous sortir de l’ornière, d’intriguer pour vous sauver toujours la mise et vous suggérer des entourloupes pendables, ce n’est pas rien non plus.
  
A la vérité, et sans craindre anachronismes ni transpositions hasardeuses, pour le dire abruptement, le divin Ulysse aux " mille ruses " dans l’Odyssée est un sale type. Lui et son équipage de bras cassés font irrésistiblement songer à ces héros de " Kamelot ", le capital sympathie en moins… Car le roi d’Ithaque, roublard dans l’âme, et dont les menteries sont justes capables de berner de sots cyclopes est un revanchard au long cours ; une fois rentré en ses foyers, rien ne survivra à sa furie sanglante…Pour rester dans la métaphore, si Athéna incarne ainsi donc, en quelque sorte, la " dame du lac " de la désopilante série télévisée ; visible du héros seul, pourvoyeuse de déguisements et de conseils, Ulysse quant à lui n’a rien du débonnaire Arthur. Mais arrêtons-nous un instant sur ces dix affreuses années que dura son périple. Il en passa déjà sept dans la couche de la nymphe auguste, Calypso. Il y a plus insupportable… En guise d’illustration de cette sinistre captivité, voici contée, une fois le verdict des dieux tombé, la manière dont l’habile homme lui fit ses adieux : " Comme Ulysse parlait, le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au plafond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l’un de l’autre à s’aimer ". Ajoutons à ces bacchanales une année entière à batifoler, sans y être contraint le moins du monde, avec la magicienne Circée, ce qui ne l’empêchât point de la qualifier plus tard de perfide. Mais plutôt que de s’étendre sur ce sujet en de fastidieuses causeries ou de vaines circonvolutions, allons aux sources, et voici narrée dans l’Odyssée la manière dont notre preux héros parvint à déjouer les pièges de l’intrigante ayant changé ses compagnons en pourceaux ; péripéties qui ne doivent rien à sa sagacité ni sa ruse, mais la complicité d’Hermès qui éventa le secret de la belle et remit au roi d’Ithaque les moyens de contrarier ses desseins : " Ayant fait son mélange, elle aura beau jeter sa drogue dans ta coupe : le charme tombera devant l’herbe de vie que je vais te donner. Mais suis bien mes conseils : aussitôt que, du bout de sa baguette, Circé t’aura frappé, toi, du long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe et, lui sautant dessus, fais mine de l’occire !… Tremblante, elle voudra te mener à son lit ; ce n’est pas le moment de refuser sa couche ! […] Mais fais-la te prêter serment des dieux qu’elle n’a contre toi aucun autre dessein pour ton mal et ta perte, que, t’ayant là sans armes, elle ne fera rien pour te prendre ta force et ta virilité ". Cela ressemble à s’y méprendre aux techniques données à un vieux pote pour l’aider à la jointure avec l’une de ses ex… Passons.
Quoi qu’il en soit, nous nous retrouvons avec un héros volage et lâche de surcroît ; n’assumant en rien ses mâles instincts.

Reste deux années de véritable voyage ; et qui auraient pu être bien écourtées sans la stupidité notoire du chef d’expédition et de ses hommes. En témoigne cet épisode burlesque, ou ayant reçu de Eole, roi des Vents, une outre renfermant tous les vents défavorables, et alors qu’après neuf jours d’une navigation sans histoire il allait atteindre enfin sa patrie, la cupidité de ses compagnons fit qu’à l’aube du dixième jour, profitant de son sommeil, ils ouvrirent le sac à la tresse d’argent, libérant une affreuse tempête qui les ramène au point de départ. Le roi des vents furieux et ne pouvant réitérer son présent les congédie alors. Et Ulysse de s’en reprendre " la mer l’âme navrée " pour faire mouillage, sept jours plus tard, au pays Lestrygon. Là, le roi Antiphatès fait son dîner de l’un de ses éclaireurs, et les citadins, accourus en nombre, accablent les voyageurs de rochers jetés depuis le haut des falaises, semant un tumulte de mort contre la flotte de notre héros qui ne trouve son salut que dans une fuite honteuse, ne pouvant qu’assister au supplice de ses hommes : " … ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à l’horrible festin ". Onze de ses douze navires seront brisés dans les flots noirs ce jour là !
  
Autre moment célèbre de l’Odyssée, peu après quelques infâmes pillages au pays de Kikoneset le partage des femmes et des richesses : la visite au pays des Yeux Ronds et la confrontation d’Ulysse et douze de ses compagnons d’infortunes, ses apôtres, choisis parmi les plus braves, avec le cyclope Polyphème, rejetons de Poséidon. Là encore, Ulysse incapable de refréner sa curiosité, conduit six de ses suivants au carnage ; dévorés proprement. Il faut dire qu’arrivé à la caverne du monstre durant son absence, au lieu de s’en rebrousser prestement chemin, notre ethnologue antique veut, contre l’avis cette fois judicieux de ses gens, se tenir informé de l’aspect du propriétaire d’une telle antre et savoir les présents que ce dernier leur fera. Il sera en effet bien payé de ses imprudences, ou plutôt ses hommes

 solderont sa propre dette. N’empêche, rien n’entame l’esprit d’initiative de notre génie de l’embrouille. Et une fois avoir abusé Polyphème par trois reprises, lui ayant tout d’abord fait croire qu’il se nommait Personne, s’étant ensuite vengé en lui crevant son œil unique après l’avoir enivré de quantités pantagruéliques d’un vin délicat, usant probablement pour cela du même artifice que jésus pour faire boire les convives de Cana, en parvenant enfin à fuir sous le ventre des béliers appartenant au monstre, malgré tout cela notre héros d’endurance, le divin Ulysse, ne pourra pas s’empêcher, une fois délivré et remonté sur son navire - courageux mais pas téméraire - d’ouvrir le bec pour clamer, dans une ultime forfanterie, à la face du rejeton de Poséidon : " Cyclope, auprès de toi, si quelqu’un des mortels vient savoir le malheur qui t’a privé de l’œil, dis-lui qui t’aveugla : c’est le fils de Laërte, oui ! le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse ". Cette saillie, outre à manquer de le faire sombrer écrasé sous les jets de pierres lui vaudra d’être poursuivi de la vindicte du dieu que l’on sait.
  
Bien que symptomatique de la bêtise congénitale de la troupe d’Ulysse, je passe sur celui parmi ses compagnons, le plus jeune d’entre eux, Elpénor, qui pris de vin tombe de la terrasse du temple de Circé et se tue… Pareillement, je ne m’appesantit guère sur ce passage ou, après avoir perdus encore six compagnons, enlevés par Skylla, mis en appétit les rescapés sous l’incitation du méchant Euryloque, font fi des mises en garde du mort Tirésias pour s’en aller immoler sur l’Ile du Soleil, le bétail d’un dieu irascible. S’en suit évidemment la punition divine de Zeus en personne : "Quant à ceux-là, je vais, de ma foudre livide, leur fendre leur croiseur en pleine mer vineuse ".

Il y aurait tant et tant à conter encore : du pudique émoi de pucelle Nausicaa à la vue du musculeux héros d’Ithaque aux démarches entreprises par Télémaque qui, par piété filiale, faisant en passant mentir Freud et ses théories farfelues du meurtre du père, au risque de sa vie s’en va s’enquérir à Pylos, sous le nez des prétendants, du sort de son père.

Si enfin, d’une manière plus générale, dans leur ensemble, les protagonistes de l’Odyssée passent leur temps à banqueter, à se vanter ou à se lamenter, selon, lorsqu’ils ne sacrifient accessoirement pas aux dieux, dans un intérêt bien compris, à dire vrai, le seul véritable héros de cette fantastique épopée se trouve être dans les faits une héroïne. Pénélope ; la vertueuse qui ne succombera point aux avances de la cohorte des prétendants la pressant à son chevet de se choisir un nouveau mari. Bien que sur la trahison de l’une de ses servantes sa ruse célèbre, consistant à promettre de contracter mariage après avoir achevé un linge destiné à envelopper le corps de son beau-père et à défaire la nuit la tapisserie faite le jour, sera éventée, durant toutes ces années cette figure maternelle saura néanmoins tenir les frétillants gigolos en haleine ; à une distance suffisante. Il faut avouer qu’à ce régime ces pauvres soupirants ont dû tous en devenir obèse. Ce qui explique sans doute pourquoi Ulysse pourra aussi aisément, avec l’arc que lui seul est capable de bander, les tirer comme autant de lapins apeurés… Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car une fois sa première vengeance accomplie, et après avoir fait entasser tous les cadavres des prétendants dans la cour, Ulysse en ces termes demande à sa vielle nourrice, Euryclée : " des servants qui sont en ce manoir, lesquelles m’ont trahi, lesquelles sont fidèles " ? Et au débris de répondre, tout à sa propre vengeance :  " Des 50 servantes (…) il en est 12 en tout dont l’audace éhontée fut sans respect pour moi, pour Pénélope même… " A celles-là on fera éponger à grandes eaux tout le sang répandu par la fureur d’Ulysse ; on leur fera laver " tables et fauteuils " jusqu’à ce qu’il ne reste plus la moindre trace du carnage, puis, pour les punir surtout d’avoir passé les nuits aux lits des prétendants, vengeance quand tu nous tiens, Télémaque à l’aide du " câble du navire à la proue azurée " tendu " du haut de la grande colonne autour du pavillon " les fera mettre à morts d’une manière que son père n’avait pas ordonné : " Ainsi, têtes en ligne et le lacet passé autour de tous les cols, les filles subissaient la mort la plus atroce ". Quant aux méchant Mélantheus, chevrier à la solde des prétendants, : " on lui trancha d’abord le nez et les oreilles, puis son membre arraché fut jeté, tout sanglant, à disputer aux chiens et, d’un cœur furieux, on lui coupa enfin les mains et les pieds ". Voilà de douces coutumes…


Sombre histoire de vengeances que l’Odyssée. Méchant et implacable Ulysse, qui non content de tout ce sang versé se comportera encore de manière indigne avec son fils, puis son père, jouant avec leurs sentiments avant de se faire connaître ; tel fils mériterai bien une vigoureuse taloche plutôt que l’accolade ! Lamentable enfin devant Pénélope interloquée, la vertueuse qu’il accuse, après vingt ans de séparation, d’avoir le cœur sec tandis que Télémaque, jeune coq que les ergots démangent, vient de la tancer pour ne s’être pas jetée au cou de son époux, qu’elle n’est pas tout à fait certaine de reconnaître : " Ô méchante mère ! de mon père, pourquoi t’écarter de la sorte ?… "


Puisqu’il faut conclure ce périple et se résoudre à refermer le livre, espérant que cette interprétation atypique, qui en vaut bien une autre, ait été récréative, laissons le mot de la fin au roi d’Ithaque en personne : " C’est moi qui suis Ulysse, oui, ce fils de Laerte, de qui le monde entier chante toutes les ruses et porte aux nues la gloire ".
Voilà ce qui s’appelle avoir le melon !

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