Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


3 sept. 2015

De l’humanitaire et de l’école – L’usage du monde de Nicolas Bouvier


Un passage de L’usage du monde de Nicolas Bouvier, publié en 1963 qui, semble-t-il, n’a pas perdu de son acuité. Pour expliquer, peut-être, certains déboires, où déconvenues…
Il est question ici d’école, en Iran, dans les années 50. Mais libre à chacun de transposer ce malheureux exemple à d’autres faillites de la générosité contemporaine occidentale.
Comme le voyageur le relève, « … la bienfaisance demande infiniment de tact et d’humilité »

----------------------------------------

Je crois que l’américain respecte beaucoup l’école en général, et l’école primaire en particulier, qui est la plus démocratique. Je crois qu’au nombre des droits de l’homme, aucun ne lui parait aussi plaisant que le droit à l’instruction. C’est naturel dans un pays civiquement très évolué où d’autres droits plus essentiels sont assez garantis pour que l’on n’y songe même plus. Aussi, dans la recette du bonheur américain, l’école joue-t-elle un rôle primordial, et dans l’imagination américaine, le pays sans école doit-il être le type même du pays arriéré. Mais, les recettes du bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et, ici, l’Amérique n’avait pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle comprenait mal. C’était l’origine de ses difficultés. Parce qu’il y a pire que des pays sans écoles : il y a des pays sans justice, ou sans espoir. Ainsi Tabriz, où Roberts arrivait les mains pleines et la tête bourrée de projets généreux que la réalité de la ville démentait chaque jour. (…)

… cette école ne les intéresse pas. Ils n’en comprennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui les préoccupe, c’est de manger un peu plus, de ne plus avoir à se garer des gendarmes, de travailler moins dur ou alors bénéficier davantage du fruit de leur travail. L’instruction qu’on leur offre est aussi une nouveauté. Pour la comprendre il faudrait réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium. Si nous réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire ne les mèneront pas bien loin aussi longtemps que leur statut de « vilain » n’est pas radicalement modifié.

Enfin, le Mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et écrire, c’est son privilège à lui, sa spécialité. Il rédige les contrats, écrit sous dictée les suppliques, déchiffre les ordonnances du pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs, pour une poignée de fruits secs, et n’a pas trop envie de perdre ce petit revenu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement mais le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.

En dernier lieu, on n’entrepose pas sans risque des matériaux neufs dans un village où chacun a besoin de briques ou de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à chacun : la mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après quelques jours d’hésitation, on se sert dans le tas, et on répare.

… la bienfaisance demande infiniment de tact et d’humilité. Il est plus aisé de soulever un village de mécontents que d’en modifier les habitudes ; (…) Roberts en viendrait bientôt à écrire dans ses rapports qu’il fallait peut-être renoncer à l’école pour s’occuper par exemple de l’adduction d’eau des vieux hammams qui sont des foyers d’infection virulents. Du temps passerait jusqu’à ce que ses supérieurs d’Amérique lui donnent raison. Mais pour que « Point IV » continue, il fallait constamment des nouveaux capitaux. Ainsi, en définitive, le problème de Roberts arriverait jusqu’au contribuable américain. Nous savons que ce contribuable est le plus généreux du monde. Nous savons aussi qu’il est souvent mal informé, qu’il entend que les choses soient faites à sa manière, et qu’il apprécie les résultats qui flattent sa sentimentalité. On le persuadera sans peine qu’on tient le communisme en échec en construisant des écoles semblables à celles dont il garde un si plaisant souvenir. Il aura plus de mal à admettre que ce qui est bon chez lui peut ne pas l’être ailleurs ; que l’Iran, ce vieil aristocrate qui a tout connu de la vie… et beaucoup oublié, est allergique aux remèdes ordinaires et réclame un traitement spécial. 
Les cadeaux ne sont pas toujours faciles à faire quand les « enfants » ont cinq mille ans de plus que Santa Claus.


L’usage du monde, Nicolas Bouvier 
(pp 217 -220)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire