Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


19 mars 2016

Préhistoire de la violence et de la guerre par Marylène Patou-Mathis


La tenue prochaine d’une conférence sur Lille avec la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, spécialiste entre autres de l’homme de Neandertal, m’a incité à relire son avant dernier essai sur un sujet encore controversé chez bon nombre de philosophes.

La question pourrait se résumer en ces termes : l’homme serait-il un loup pour l’homme, et l’état de nature correspondrait-il à un état de guerre permanent – la guerre tous contre tous ? On reconnait ici l’anthropologie pessimiste de Hobbes et son maître livre, le Léviathan. A ce parti pris s’oppose la vision irénique de Rousseau pour qui, tout au contraire, l’homme est naturellement bon, mais corrompu par la société. Dans son Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes, il écrira notamment : « Je voudrais qu’on choisît tellement les sociétés d’un jeune homme, (...). Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices »

Entre Hobbes et Rousseau donc, où placer le curseur ? Cette opposition d’ailleurs est-elle véritablement pertinente ? La violence et l’état de guerre ont-ils toujours existés ? Qu’en disent les archéologues et les préhistoriens ?
C’est à ces questions passionnantes que s’atèle « Préhistoirede la violence et de la guerre » (Odile Jacob 2013) de Marylène Patou-Mathis.




Guerre – Violence & agressivité

Ouvrons le bal avec la notion de guerre , et disons tout net : la guerre, définit comme un état de conflit armé entre plusieurs groupes politiques constitués, n’existait tout simplement pas à l’époque des chasseurs-cueilleurs. Si, selon les auteurs, la définition de ce mot est variable, l’esprit reste le même. C’est un acte de violence qui a pour caractéristique essentielle d’être méthodique et organisé et se trouve destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. Dans le cas des guerres dites tribales on dira que c’est « un mode de résolution d’une crise intervenue dans le déroulement de transactions pacifiques, c’est-à-dire comme substitut » et on distinguera les « guerres soit défensives chez les agriculteurs, soit offensives chez les pasteurs – et punitives au nom du souverain contre les vassaux réfractaires ». 

Selon les recherches archéologiques « durant le paléolithique, parmi plusieurs centaines d’ossements humains examinés, seuls deux attestent d’actes de violences volontaires. Ils ont été perpétrés par l’homme moderne (homo sapiens) » [1]. Ce qui amène à déduire que « du fait de la rareté des blessures sur les os humains et de l’absence de représentations de scènes de combats dans l’art pariétal ou mobilier, on peut raisonnablement penser que la guerre n’existait pas, d’autant que la faible densité des populations et leur répartition sur un vaste territoire rendaient quasi nulle la probabilité que des affrontements aient eu lieu. »

Neandertal (Musée des Eysies - photo par Axel)
En fait, les premières traces de violences collectives découvertes[2], font coïncider le début des affrontements intercommunautaires avec la sédentarisation lors du néolithique ancien. Sont en question, d’une part un accroissement localisé de population ayant entrainé une crise démographique, et d’autre part le « développement de l’économie de production qui très tôt engendra un changement radical des structures sociales et des croyances. Le développement de l’agriculture et de l’élevage étant probablement à l’origine de la division sociale du travail et de l’apparition d’une élite avec ses propres intérêts et ses rivalités ». Ajoutons que « chez les nomades la richesse a nécessairement un caractère limité, les sédentaires, eux, peuvent accumuler des biens matériels ».

Quant à la violence il ne faut pas la confondre avec l’agressivité. Marylène Patou-Mathis y insiste : « L’agressivité est un comportement inné qui permet de sauvegarder un individu où l’espèce de sa disparition individuelle. Biologiquement, face à une situation dangereuse, notre cerveau est programmé pour déclencher immédiatement une réaction émotionnelle de survie. (…) La violence et son développement au cours de l’histoire dérivent des structures économiques, sociales, politiques et religieuses des sociétés. Parfois pathologique, la violence prohibée, imposée ou autorisée selon les cultures, est polycausale et multiforme. (…) La violence est surtout un comportement induit par la société dans laquelle elle s’inscrit. »


De la violence primordiale et de la meute primitive

La préhistorienne est catégorique : « Cette supposée violence « primordiale » si chère à René Girard est un mythe ». Rappelons-le, selon la théorie girardienne du bouc émissaire, la violence est intrinsèque à l’être humain et découlerait de la rivalité mimétique générée par le désir qu’ont les individus pour les mêmes objets non partageables. Cependant, rappelle l’auteur, « le mécanisme victimaire et la violence mimétique, n’expliquent en rien les sacrifices rituels pratiqués dans de nombreuses sociétés ».
Quant à Freud et sa horde primitive, thèse baroque [3] qui présuppose que les fils jaloux des prérogatives du père se rebellèrent, le tuèrent et le mangèrent cru lors d’un repas totémique, la préhistorienne indique, non sans humour : « on peut également s’interroger sur la validité de la thèse freudienne étant donné que dans les temps anciens, il n’existait pas une seule « horde primitive », mais plusieurs. (…) Par ailleurs, selon Freud, chaque enfant garde dans son inconscient la trace de la faute originelle – le « meurtre du père » -, faute qu’il n’a pas commise, mais dont il porte la culpabilité, car transmise de génération en génération. Sachant que les caractères acquis ne se transmettent pas génétiquement, on peut s’interroger sur la validité de la thèse d’une transmission orale pendant des millénaires. ».

Il est également à noter que « contrairement à la thèse de Freud, le tabou cannibalique n’est pas universel ». Marylène Patou-Mathis traite le sujet dans son essai et explore les différents types de cannibalismes rencontrés au cours des âges préhistoriques et distingue : le cannibalisme guerrier, le cannibalisme de vengeance et le cannibalisme de terreur (exo et endo-cannibalisme) ; tout en rappelant que « parfois de subsistance, le cannibalisme était surtout associé aux rites funéraires ».

Château de Montaigne (photo par Axel)

Une petite pensée ici pour Montaigne qui dans ces Essais rapporte[4] un exemple de cannibalisme : « Apres avoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se peuvent adviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande assemblée de ses cognoissans. Il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d'en estre offencé, et donne au plus cher de ses amis, l'autre bras à tenir de mesme ; et eux deux en presence de toute l'assemblée l'assomment à coups d'espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent en commun, et en envoyent des loppins à ceux de leurs amis, qui sont absens. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c'est pour representer une extreme vengeance. » Loin d’en déduire la barbarie des mœurs « sauvages »[5] il ajoute : « Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu'à le manger mort, à deschirer par tourmens et par gehennes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis de le rostir et manger apres qu'il est trespassé ». Qu’on se le tienne pour dit :  « chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage ».


Construction du mythe du « préhistorique violent »

Il faut ici en liminaire dire qu’aux époques préhistoriques des chasseurs cueilleurs « le postulat de départ – celui d’une « économie de survie » - ne repose sur aucune réalité, qu’elle soit archéologique ou ethnologique. De nombreux travaux attestent du contraire, au point qu’on a pu voir en elles des société autosuffisantes, d’abondance, voire de loisir ». Ce point est d’importance, car d’autres constructions sans davantage de réels fondements vont modeler l’image que nous allons nous faire de l’homme préhistorique. Ainsi, par exemple, le postulat de Nietzche qui à l’instar de Freud verra une période d’altérité sauvage précédant la période civilisée qualifiée d’apollinienne, « l’ère des dionysiens immoraux, à la sexualité débridée, ne faisant encore qu’un avec la nature, et symbolisés par le chœur des satyres à demi bestiaux de la tragédie grecque ».

La construction de préhistorique violent, nous explique la préhistorienne, remonte à la fin du XIXe siècle : « En 1877, l’anthropologue Abel Hovelacque consacre un ouvrage entier où il décrit l’homme primitif, sans aucune preuve archéologique, comme un être proche de l’animalité et recouvert de poils. Cette conviction de l’existence d’un « chainon manquant » entre le singe et l’homme va être renforcée par la découverte, en 1891, sur l’île de Java, du Pithécanthrope[6] (…) Dès lors, on représente ou on décrit des « hommes-singes », des brutes poilues et voutées. ». Il faut dire qu’à cette époque « les cultures préhistoriques, définies à partir de leurs productions industrielles, sont perçues comme des sortes de paliers successifs de progrès techniques, donnant ainsi une vision infériorisante du préhistorique ». Or, et l’absence de preuves archéologiques pouvant attester de cette vision de nos ancêtres lointains le montre assez, « la prétendue « sauvagerie » des préhistoriques, n’est qu’un mythe forgé au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et u début du XXe pour renforcer le discours relatif au progrès accomplis depuis l’origine et le concept de « civilisation » ».




L’effet réversible de l’évolution

A ce stade de la démonstration on peut penser, comme semblent l’attester les données archéologiques et comme le pensaient, entres autres, les Cyniques de l’Antiquité, que la guerre et la violence sont le produit des sociétés dans lesquelles elles s’inscrivent. Mais alors, pour en revenir à la question initiale : l’homme serait-il naturellement bon ou mauvais ?

Sur l’altruisme, l’auteur indique que « contrairement aux théories naturalistes, ce sont les émotions, vieilles de plusieurs millions d’années, qui seraient la source des qualités morales. Reposant sur des bases naturelles, elles seraient les produits de l’évolution, donc très antérieures à toutes religions ». Et d’ajouter que si « pour Darwin, les qualités morales naissent de l’instinct social, de nombreuses recherches en neurosciences, en primatologie ou en archéologie ont montré que l’espèce humaine est naturellement faite pour la coopération, l’entraide ou la solidarité, actes résultant d’émotions telles que l’empathie, la compassion, voire le remord ».

Sur ce sujet Patrick Tort évoque l’effet réversible de l’évolution, concept ainsi défini : « l'effet réversif de l'évolution est ce qui permet de penser chez Darwin le passage entre ce que l'on nommera par commodité et approximation la sphère de la nature, régie par la stricte loi de la *sélection, et l'état d'une société civilisée, à l'intérieur de laquelle se généralisent et s'institutionnalisent des conduites qui s'opposent au libre jeu de cette loi. ». En d’autres termes la « sélection naturelle, principe directeur de l'évolution impliquant l'élimination des moins aptes dans la lutte pour la vie, sélectionne dans l'humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de l'éthique et des institutions, les comportements éliminatoires ».
Les découvertes archéologiques semblent le confirmer : « Les handicapés de naissance n’étaient pas éliminés (comme l’attestent reste d’un enfant entre vers 400.000 / idem chez des néandertaliens ».


Pour conclure

Pour finir sur une note personnelle, si donc « d’après les données archéologiques, les hommes préhistoriques du paléolithique vivaient sans violence institutionnalisée » et que « la guerre n’est pas indissociable de la condition humaine, mais le produit des sociétés et des cultures qu’elles engendrent », l’absence de preuves ne signifie néanmoins pas preuve de l’absence. Car, et il faut rappeler, il y a « 40 000 ans, la densité est estimée à 10 habitants au km2, voire moins dans certaines régions - la population européenne aurait atteint les 5 millions d’habitants vers 12 000 ans avant le présent ». Avec une si faible population on peut penser qu’il est relativement aisé d’éviter les conflits inter tribaux. En outre si « pour la plupart des biologistes évolutionnistes, la coopération serait un comportement transmis de génération en génération », on peut aussi l’interpréter comme une nécessité de survie en milieu hostile aux époques paléolithiques. Ici l’altruisme ou la coopération ne seraient pas consubstantiels à l’être humain, mais relatifs à une adaptation tant à un mode d’existence qu’à un espace donné. On peut aussi arguer que l’agressivité liée à la nécessité de se préserver aurait pu nourrir chez l’homme une propension à la violence une fois les conditions sociétales réunies. Et que si l’effet réversible de l’évolution a pu conduire à la protection des plus faibles, il a aussi contribué à fabriquer des civilisations conflictuelles et parfois extrêmement violentes. Ni bon ni mauvais par nature, mais profondément adaptable, l’homme serait ainsi à mi-chemin entre deux visions antagonistes, pareillement caricaturales.

Enfin, le mérite de l’essai de Marylène Patou-Mathis est de démonter, preuves archéologiques à l’appui, le mythe toujours bien ancré du sauvage intrinsèquement violent. En donnant une vision plus nuancée et plus  juste de l’être humain à ces époques, il permet de questionner nos préconçus idéologiques pour le meilleur. Bref un livre très agréable à lire, soulevant mille questions passionnantes et toujours d’une brûlante actualité.  




[1] « Le nombre de sites préhistoriques dans lesquels des actes de violence ont été observés est faible au regard de l’étendue géographique et de la durée de la période considérée et, d’autre part, si la violence envers autrui remonte à au moins 120 000 ans, la guerre n’a pas toujours existé »
[2] La première trace de violence collective a été découverte entre 13 140 à 14 340 ans avant le présent. « En Europe, ce n’est qu’au cours du néolithique, surtout à partir de 5500 avant le présent, que les traces de conflits entre communautés deviennent plus fréquentes »
[3] Terme employé par Lévi-Strauss – « Pour Lévi-Strauss, Freud est un explorateur de l’intérieur et sa pensée est mythique comme celle des primitifs », précise Marylène Patou-Mathis.
[4] Livre I, chap. XXX
[5] « Ils sont sauvages de mesmes, que nous appellons sauvages les fruicts, que nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun, que nous devrions appeller plustost sauvages. »
[6] Haeckel estima qu’il a dû exister entre l’homme et les grand signes un être intermédiaire auquel il donna en 1868 le nom de Pithécanthrope.

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