Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


18 avr. 2016

Forteresse de Yoros, sur les collines d’Anadolu Kavagi - le long du Bosphore : YOROS KALESI

Forteresse de Yoros, vue depuis le Bosphore (photo par Axel)

Qu’il est bon de se laisser entraîner au fil de l’eau sous un soleil limpide, sans autre préoccupation que de jouir de l’instant… Ainsi, par un matin s’embarquer à Enominu pour filer le long du Bosphore jusqu’à la bouche de la mer Noire, tout observant les oiseaux et le rivage ; partir à la rencontre de ruines tapissées de légendes et de mystères, alanguies depuis des siècles. Bloc de silence, pareil à une vigie couvrant de son regard le sillage éphémère des navires…

The Bosphorus & the Yoros Castle. By W Henry Bartlett, 1838

De la forteresse de Yoros je ne savais rien de plus que ce que peuvent en dire les guides de voyages – soit, que la vue du haut de la forteresse « génoise » était belle. Il nous aura fallu sentir la pente sous nos pas, la chaleur encore un peu pale d’avril, les cailloux endormis et le bleu de la mer, pour susciter l’envie d’en savoir davantage sur cet endroit un peu hors du temps. C’est un petit résumé[1] de ces trouvailles que je propose ici – déambulations agrémentées de photographies de mon cru.

Arche du château de Yoros & corneille mantelée (Photo par Axel)

Perchées sur une colline de la rive asiatique du Bosphore, à la confluence de la mer noire, se dressent les ruines du château de Yoros [l’origine du nom de Yoros viendrait de “oros” (montagne) ou “ourios” (vents favorable)]. La forteresse qui surplombe aujourd’hui le village d'Anadolu Kavağı, terminus des ferries assurant la liaison depuis Istanbul, fut construite à un endroit stratégique, cette partie du Bosphore étant la plus étroite de la passe proche de l’embouchure de la mer noire.

Une tour de Yoros (photo par Axel)
Au XVIe siècle le village n’existe pas encore, et la seule population connue vit dans le « petit château » situé sur le promontoire. Mais revenons en arrière.

Bien avant l’époque byzantine les lieux furent colonisés par les phéniciens et les grecs qui appelèrent la colline « Herion » (sacrée) en raison de l’implantation d’un temple dédié à Zeus Ourious (Dieu des bons vents). Il faut dire qu’Herion était un emplacement idéal pour marquer la frontière entre la mer Egée et le Pontus, et permettait, outre le mouillage des navires dans la baie de Macar toute proche,  le contrôle du passage d’une mer à l’autre.

Ce temple antique aurait été construit par Phrixos, le fils du roi Athamas et de Néphélé, la déesse des nuages, ou par Jason. Ainsi, suite à une terrible sécheresse le roi Athamas  décide de sacrifier Phrixos et sa sœur Hellé, mais Néphélé sauve ses enfants en les envoyant en Colchide sur un bélier volant à la toison et aux cornes d’or. Hélas Hellé tombe à la mer et se noie lors du passage du premier détroit, qui sera baptisé en son honneur « Hellespont ». Quant à Phrixos il échoue à Herion et fonde un sanctuaire dédié aux douze dieux de l’olympe. L’autre version de la légende attribue la construction du Temple à Jason. Ici Phrixos aurait atteint la Colchide et donné la toison d’or au roi Aiétès qui l’accrocha dans un bosquet d'arbres sacrés dédié au dieu de la guerre Arès. C’est cette toison d'or que Jason, Médée et les Argonautes auraient volée… On connait la suite de l’histoire.

Entrée nord de la forteresse de Yoros (photo par Axel)
Hérodote mentionne la visite de ce sanctuaire par le roi perse Darius en 513 av JC.  Ce qui suggère que le site avait déjà acquis à cette période une renommée et un prestige considérables. On peut donc penser à une fondation du temple durant la première moitié du sixième siècle av JC (voire un peu avant). Les marins s’y arrêtaient pour se livrer à des sacrifices afin d’assurer leurs voyages à destination. Les sources ultérieures (Apollodore, Démosthène, etc.) mentionnent la place comme « Herion », sans autres précisions. Des preuves attestent qu’au IVe siècle av JC qu’Hieron était le dépositaire de copies d’inscriptions politiques grecques (rapport de décrets athéniens pour honorer le roi du Bosphore Leukon). Comme tout sanctuaire grec, Herion cumule une fonction religieuse et pratique. « Chaque été, les marins entrant dans le Pontus faisaient une pause, combinant leur arrêt  avec un passage au sanctuaire. Leur retour vers la mer Egée était sans doute plus important encore, car leurs navires étaient désormais chargés de cargaisons lucratives, y compris les esclaves, les céréales, les poissons et les peaux. Le passage du grain à travers le Bosphore était bien sûr particulièrement critique, et sujet à l'imposition de péages. Lors la révolte ionienne, Histiée de Milet avait ainsi obtenu des revenus dans les détroits en faisant main mise sur la navigation »[2]
Vue du Bosphore depuis l'intérieure de l'enceinte (photo par Axel)

Durant la
période hellénistique le sanctuaire d’Herion prospère. Il aurait cependant souffert de la bataille navale qui eut lieu en 318 av JC entre Cleithos et Nicanor de Stagire, ainsi que suite aux pillages des galates, sans doute peu après 278 av JC. Jusqu’alors dévolu aux douze dieux, Poséidon et Artémis le temple devient alors définitivement dédié à Zeus Ourios.  Deux dédicaces à ce dieu témoignent de l’importance d’Herion. « La première est une stèle érigée en 82 av JC par un équipage sous le commandement du légat Aulus Terentius Varro. La présence de ces hommes à Herion suggère que la zone des opérations navales romaines durant la seconde guerre Mithridate incluait le détroit du Bosphore, et même la mer noire. »

Après cette période, il n’y aura plus aucune mention écrite du site d’Herion jusqu’au VIe après JC. Mais le site est alors uniquement mentionné comme péage et poste de douane. Il semble d’ailleurs que les expéditions de l’empereur Justinien (483 -565) sur le Bosphore contribuèrent à accélérer la transformation du site antique en forteresse byzantine. L’empereur fit en outre construire non loin de la place forte l’église de Môchadion en l’honneur de Saint Michel, église qui « n’était pas inférieure aux autres bâties par lui à l’archange » (Procope).

Yoros sera ainsi occupée par intermittence tout au long de l’empire byzantin, et sous Manuel premier de Comnènes (1118-1180), une chaine massive pouvait être étirée sur le Bosphore jusqu’à la forteresse de Rumeli kavagi, située
sur la riveopposée du Bosphore pour couper la route aux navires de guerre.

En 1204 la quatrième croisade, détournée à l’instigation des vénitiens placés sous la férule du doge Dandolo, se soldera par la prise Constantinople. Malgré les foudres papales, les pilleurs se partageront alors le territoire qui sera placé sous souveraineté de Bauduin de Flandres. C’est une autre histoire sur laquelle je reviendrai dans un prochain billet. Mais pour Yoros, il semble que la chute Constantinople aura signé la perte de la forteresse par les byzantins. En 1261 Michel VIII Paléologue requiert l’aide des génois, farouche ennemis des vénitiens, et reprend la « Ville de Constantin ». Les génois fondent alors la colonie de Pera et prennent le contrôle effectif du commerce de la ville.

En 1305 la place de Yoros sera prise par les ottomans, mais reprise peu après par les byzantins, puis reprise encore par ces premiers en 1391. En 1414 la forteresse tombe aux mains de génois, qui la conserveront 40ans ; d’où son nom. Jusqu’à ce que le sultan Mehmed II en 1453 prenne à son tour Constantinople et chasse les génois de Yoros, considérant leur présence comme une menace dans un tel lieu stratégique.

Vue de Yoros (en contrebas) - Photo par Axel)
La forteresse va connaitre encore d’autres péripéties sur lesquelles je ne m’étendrais pas. Mais après 1783 Yoros tombera progressivement en désuétude et ne sera bientôt plus utilisé. Aujourd’hui « On peut encore voir sur les murs du château, les armes de Gênes et de la Nouvelle-Rome et quelques monogrammes en grec. A l’est, le seuil d’une porte et l’encadrement sont construits avec des blocs de marbre provenant du temple des Douze Dieux. ».


Les ruines de Yoros, perchées indolentes au-dessus du Bosphore, sont désormais retourné au silence. Un silence pas même troublé par la présence de quelques auberges, accrochées au flanc de la colline, juste sous les murs de la place forte. En déambulant sur les pentes herbeuses circonscrites par l’enceinte, le regard tourné vers la mer noire, on songera peut-être à la légende des Symplégades, ces rochers ou falaises de la mythologie grecque qui s’entrechoquaient pour broyer les navires tentant le passage dans le Bosphore. Et on se souviendra de l’astucieux Jason qui eût l’idée d’y envoyer une colombe au-devant de l’Argo, pour forcer sa chance avant que les roches ne puissent se refermer à nouveau. L’oiseau, qui était peut-être une tourterelle maillée, n’y laissera que quelques plumes et Jason et les argonautes parviendront à leur fin, fixant même les roches pour l’éternité.

Et de regretter le temps ou l’embouchure de la mer noire n’était pas enjambée par un immense pont controversé


Vue d'ensemble de Yoros (photo par Axel)

[1] La source principale de ce billet est tirée d’une étude très exhaustive et passionnante d’Alfonso Moreno, « Herion, The Ancient Sanctuary at theMouth of the Black Sea », 2008.
[2] Traduction d’un passage de l’étude d’Alfonso Moreno

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