Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


14 juil. 2016

A Constantinople, sous les voutes de Sainte Sophie : Dandolo et la quatrième croisade

 
Vue de Sainte-Sophie, la nuit (Photo par Axel)
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-   « Seigneurs, vous avez pris l'engagement de concourir à la plus glorieuse des entreprises ; les guerriers avec lesquels vous avez contractés une sainte alliance, surpassent tous les autres hommes par leur piété et leur valeur. Pour moi, vous le voyez, je suis accablé par les ans, j'ai besoin de repos ; mais la gloire qui nous est promise me rend la force et le courage de braver tous les périls, de supporter tous les travaux de la guerre ; je sens, à l'ardeur qui m'entraîne, au zèle qui m'anime, que personne ne méritera votre confiance et ne vous conduira comme celui que vous avez choisi pour chef de la république. Si vous me permettez de combattre pour Jésus Christ, et de me  faire remplacer par mon fils dans l'emploi que vous m'avez confié, j'irai vivre et mourir avec vous et les pèlerins »[1].

Saint-Sophie, un porche (photo par Axel)
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Ainsi avait parlé le vieillard presque aveugle. Et l’avoir aidé à descendre de la tribune, la foule le conduisit en triomphe auprès de l’autel, là où il se fit attacher la croix sur son Bonnet Ducal. C’était un jour d’été de l’an 1202.
Cet homme se nommait Dandolo. Ancien ambassadeur à Ferrare, en Sicile puis à Constantinople, il avait reçu jadis de l'empereur byzantin le titre de protosevasto, ce qui grossièrement pourrait se traduire par « primordial Auguste ». Juste retour des choses, pour un homme dont la presque cécité ne devait rien à l’âge, mais au courroux de Manuel 1er Comnène dont on racontait qu’il lui avait fait brûler les yeux, alors que le vénitien s’en venait à Constantinople réclamer la libération de députés que ce prince retenait par force.

Sainte-Sophie, vue intérieure (photo par Axel)
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Enrico Dandolo avait dû attendre d’avoir atteint l’âge où la plupart s’en trouvent à manger les pissenlits par la racine pour être élu Doge. Son âge était le motif même de son élection, ses pairs préférant se choisir un guide sur le bord de l’abîme, plutôt qu’un Alexandre. On mesure ici toute l’inanité des bas calculs des éternels faiseurs d’intrigues.

C’était l’an 1192, Dandolo avait 82 ans, et rien ne laissait présager que ce vieillard infirme marquerait si profondément la Sérénissime. Mais aussi branlant que puisse avoir alors été son aspect physique, ce dont il est permis de douter au vu du témoignage laissé par le croisé Geoffroi de Villehardouin qui, fort impressionné, le décrivit dans ses mémoire comme « un vieux géant qui a encore la force de galoper pour affronter avec son habituelle fierté son dernier ennemi: la mort », Dandolo conservait un esprit vigoureux, une âme dotée d’une lucidité, pour ne pas dire d’une rouerie, hors norme. Fier, il cultivait cet art rare de voir loin et juste ; de saisir la plus minuscule opportunité propre à servir sa politique. Bref il avait de l’envergure. Et cette acuité toute particulière lui avait permis ce tour de force dont se souviendrait l’histoire : détourner au profit de la cité des Doges la quatrième croisade.

Sainte-Sophie, intérieur (Photo par Axel)
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L’affaire s’était nouée dès 1201. Lorsque les six députés, choisis parmi les plus riches seigneurs de France et de Flandre, cherchèrent à réunir les vaisseaux nécessaires à la traversée vers l’Egypte et acceptèrent de s’acquitter de la somme faramineuse de 85.000 ducats d’argent au lieu de négocier un contrat « à tant par lance ». Ils estimaient alors leur nombre à 4500 chevaliers, accompagnés de leurs écuyers. S’y ajoutaient pas moins de 20.000 piétons. Et si la Sérénissime était de loin la plus grande puissance maritime de la mare nostrum, elle ne disposait pas pour autant d’un nombre si considérable de navires. D’où le délai d’un an, convenu pour affréter assez de vaisseaux. En outre, appâtés par les profits à tirer des rapines en Terre-Sainte, les Vénitiens avaient ajouté une clause consistant à faire accompagner les croisés par 50 galères armées par la République, sous condition que la moitié des butins arrachés aux Sarrasins leur soit versé. Malgré l’énormité de la chose, le traité fut prompt à se conclure et tous jurèrent sur le Saint évangile de son observation scrupuleuse. Cependant, Dandolo alerté par l’infortune de son prédécesseur au dogat, poignardé au cœur même d’un monastère par une foule en furie, se refusa à se risquer dans une aventure si hasardeuse sans le plébiscite du peuple. D’où une mise en scène destinée à extorquer le consentement des médiocres et des minores qui se déroula à l’issu de l’office divin donné en grande pompe en l’église Saint-Marc, lorsque montèrent les six ambassadeurs de la chrétienté en arme, pour une harangue dont se chargea le Maréchal de Champagne, Geoffroy de Villehardouin :
- « Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyés vers vous : ils vous crient merci ; qu’il vous prenne en pitié de Jérusalem, qui en en servage des Turcs ; que pour dieu vous veuillez les accompagner, afin de venger la honte de Jésus-Christ. Ils ont faits choix de vous, parce qu’ils savent que nul n’est aussi puissant que vous sur mer. Ils nous ont commandés de nous jeter à vos pieds, de nous relever que lorsque vous nous aurez pris pitié de la Terre Sainte d’outre-mer »[2].
Sitôt dit, les six députés s’étaient agenouillés d’un seul élan visages baignés de larmes, tandis que le doge et tous les autres à sa suite s’écriaient à l’unisson, bras levés au ciel :
-   « Nous l’octroyons, nous l’octroyons ».
L’attentat était consommé.

Sainte-Sophie, vue depuis le porche d'entrée (photo par Axel)
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Les médaillons (photo par Axel)
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Sainte-Sophie, vue de la voûte (photo par Axel)
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La suite est connue. Les croisés ayant surestimés leur nombre ne purent honorer le contrat, malgré la fonte de leur argenterie. Aussi, lorsqu’il leur fut opportunément proposé de payer leur dette en détournant la croisade sur Zara, ville rebelle à l’autorité vénitienne, si quelques barons désertèrent par refus d’attaquer une ville chrétienne placée sous l’autorité d'un souverain ayant pris lui-même la croix, la majorité d’entre eux, moins scrupuleux donnèrent une franche approbation au projet.

Loge du sultan (Photo par Axel)
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Trieste tomba sans grand fracas. Et le dix de Novembre la flotte croisée se présentait au-devant du port de Zara. Selon le témoignage de Geoffroy de Villehardouin en personne, Maréchal de Champagne, « la ville estoit close tout autour de murailles et de forteresses moult hautes, si qu'on voudroit rechercher vainement forteresse plus belle »[3]. Mais Zara n’avait qu’un faible nombre de guerriers, la plupart inexpérimentés.  Aussi, après quelques jours sous les assauts se trouva-t-elle acculée à la capitulation. Le pape désapprouva cette prise et les vénitiens écopèrent d’une bulle d’excommunication qui ne les libéraient pas pour autant de leurs obligations : «Tout excommuniés qu'ils sont, ils demeurent toujours liés par leurs promesses, et vous n'êtes pas moins autorisés à en exiger l'accomplissement ; c'est au reste une maxime de droit, que, si l'on passe par la terre d'un hérétique ou de quelque excommunié que ce soit, on pourra en acheter et en recevoir les choses nécessaires. De plus, l'excommunication portée contre un père de famille n'empêche pas sa maison de communiquer avec lui »[4]. S’en suivait une exhortation à se rendre immédiatement en Syrie, avec interdiction expresse du moindre détour pour s’attaquer à d’autres terres chrétiennes.





Sainte Sophie, vue depuis la galerie ouest (Photo par Axel)
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L’injonction d’Innocent III resta néanmoins sans effet, les croisés ayant décidé la poursuite de leur hivernage zadriote. Ce paradoxal entêtement prenait source sous le manteau de tractations alambiquées dont l’histoire est si féconde et qui devait conduire au détournement de la croisade sur Constantinople…

Mais c’est une longue histoire qui dépasserait largement le cadre de ce billet.
Il convient ici juste de savoir qu’une fois Constantinople prise et mise à sac, Enrico Dandolo choisira de ne pas retourner à Venise.

Il mourra de sa belle mort en mai 1205 à l’âge de 97 ans et sera inhumé à Sainte Sophie.
Une stèle funéraire, située dans la galerie ouest à l’étage, en témoigne toujours. Quant à ses os, d’aucuns racontent qu’ils auraient été déterrés en 1453, après la prise de la ville par les Ottomans, et donnés aux chiens.


Stèle funéraire de Dandolo (Photo par Axel)
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Vue de puis la galerie (photo par Axel)
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Vue de puis la galerie (photo par Axel)
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Sainte-Sophie le jour (photo par Axel)
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[1]              Discours du Doge prenant la croix. Tiré de 'histoire des croisades de Joseph-François Michaud.
[2]              Discours des ambassadeurs de la croisade. Tiré de « Histoire de la république de Venise », Tome 1. Pierre Daru, 1821)
[3]              Villehardouin.
[4]              Histoire universelle – Les croisades. Marius Fontanes. 

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